Jacques Perconte
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011
  2 octobre 2012  
Olcèse, Rodolphe, La recherche au Collège des Bernardins.
Paysages numériques – Quatre films de Jacques Perconte
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Le cycle « Jeune création » a été lancé sous le signe du cinéma de Jacques Perconte, qui a projeté ses derniers films le lundi 1er octobre dans le Grand auditorium du Collège des Bernardins.

Très au fait du fonctionnement et des limites, et donc des possibilités réelles, des outils de prise de vue et de manipulation de fichiers vidéos les plus récents, Jacques Perconte s’efforce de rendre possible, à travers ses films, une expérience tout à fait inouïe du paysage. S’il est évident que son travail repose sur des a priori technologiques considérables, Jacques Perconte sait, tout en mettant l’outil à l’état de question, et en le plaçant au cœur de son travail, se libérer de ce qu’il peut y avoir de mortifère dans la rigueur numérique pour nous faire rencontrer, dans l’image, des traces d’une réalité dont la richesse et la profondeur nous échappent nécessairement.

Conçu à partir de ses tous derniers films, ce parcours à travers quatre épreuves (au sens d’une révélation photographique) du paysage fait surgir des possibilités plastiques de présentation du monde dont la radicalité et l’intensité ne vont pas sans une certaine violence. Terrae Camponēs, projet présenté alors qu’il est encore en recherche de sa forme définitive, et qui devrait être, comme Chuva, intégré à une œuvre plus vaste intitulée Madeira, veut recueillir quelque chose de la condition des habitants de l’île de Madère. Les premiers plans du film, fixes, d’abord larges, approchent progressivement des parcelles de terre travaillées par des paysans. La transformation de l’image est progressive, et vient accompagner, à sa manière, et comme pour en éprouver le sens profond, le geste d’hommes et de femmes qui bêchent le sol pour y arracher leurs possibilités d’existence. De la terre éventrée s’écoulent des gerbes de sang, expression purement visuelle de la dureté d’un mode de l’habiter où pour cueillir quelque chose dans le monde, il faut y laisser une part de soi. Les paysans appartiennent à la terre tout autant qu’ils cherchent à la rendre fertile, et sont pris eux-mêmes dans les sillons qu’ils tracent, ce que la superposition de corps minuscules sur la terre cultivée et la soudaine apparition d’une silhouette courbée en plan plus rapprochée ne laisse pas de montrer.

Dans une tout autre direction, mais qui n’est pas étrangère à cette préoccupation pour un sujet — les paysans — nécessairement politique, dans la mesure où dans sa figuration même, il dit quelque chose du vivre ensemble, Chuva nous invite à approfondir notre expérience de la pluie et montre qu’elle reste, dans l’aveuglement qu’elle peut engendrer lorsqu’elle est trop forte, une puissance de vie. Plan séquence sur un bateau qui a jeté l’ancre aux abords de l’île, l’image est progressivement saturée par la pluie qui va s’intensifiant. Le visible est bientôt occulté par un mur d’eau, et la caméra semble ne pouvoir plus rien enregistrer que la grisaille amenée par le mauvais temps. A ce mouvement de disparition est contraposé un approfondissement chromatique, dans l’image elle-même, qui l’a fait exister et vient la prendre jusque dans sa perte. Ce film cherche à restituer, en travaillant sur les mouvements de la pluie, un fourmillement de couleurs dans un plan qui semble avoir perdu toute qualité. Par son cheminement singulier, Chuva montre que les goutes de pluie aussi, dans leur fugacité même, laissent des traces et des empreintes suffisantes pour que l’image puisse se creuser en direction d’une richesse visuelle retrouvée. Tombée abondamment, la pluie qui semble poser un rideau noir sur la terre travaille pourtant à la rendre cultivable.

De son aveu même, Jacques Perconte cherche à remettre de la vie dans un dispositif numérique qui ne peut produire que des images tuées (1). Après le feu, attentif à exploiter tout ce qui peut faire carence dans une image plusieurs fois compressée, ne dit pas autre chose. Ce film nous propose de traverser un paysage ravagé par les flammes pour retrouver, sous les cendres et la destruction, la possibilité d’une expérience vive du paysage. La compression numérique, qui consiste précisément à détruire de l’information dans un fichier vidéo, peut aussi devenir un acte incendiaire, et allumer un feu plastique qui, se propageant, peut écarter les cendres pour se ressaisir, avec des yeux neufs, des formes du monde emportées au loin par l’incendie. Derrière des images plastiques et bientôt très abstraites, c’est le réel qui continue de se figurer et d’inscrire des traces dans le plan. Car le sens de l’abstraction est aussi de nous donner le recul nécessaire pour que le présent du monde puisse nous apparaître et franchir jusqu’à nous. 

Impressions fait sans doute figure d’exception dans la filmographie de Jacques Perconte, par sa durée et par sa matière, deux éléments évidemment indissociables dans un acte de cinéma, et plus généralement, dans toute aventure du regard. Car une matière prise dans une intensité sans temporalité ne se disloquerait-elle pas soudainement, au lieu d’être cette intensité fulgurante qui, comme toute explosion véritable, doit prendre le temps d’arriver ? Et une temporalité comprise comme pure intention subjective, qui ne serait informée d’aucune manière par les éléments les plus simples – l’eau, la terre, le vent – pourrait-elle nous donner accès au concret du monde, qui ne se capte pas tout soudain, d’un seul et unique geste, mais demande un déploiement, du regard, des sens, pour livrer ses qualités sensibles ? Derrière une pratique enracinée dans l’histoire de la peinture, qui trace une ligne des impressionnistes à Gerhard Richter, en passant par tant d’autres figures de l’histoire de l’art, c’est bien notre capacité à poser les yeux sur le monde que Jacques Perconte veut nous faire éprouver. A-t-on jamais compris la puissance d’une vague qui vient battre les rochers ? Le déchirement du visible par la fumée d’une usine en marche ? La perte de direction caractéristique des grands carrefours autoroutiers ? Toute la force d’Impressions est de rendre à notre regard cette belle et fragile ignorance de la première fois, par laquelle il peut rencontrer des formes en vérité, et de le faire sans atténuer la violence nécessairement contenue dans l’apparition initiale d’un être. Il faut s’être abandonné sans réserves à ce profond voyage chromatique pour voir comme les nageurs ne peuvent évoluer dans les vagues sans les fendre, ni les oiseaux traverser le ciel sans le déchirer. 

(1) Dans l’entretien qu’il accorde à Questions d’artistes #4, revue autour de la programmation artistique du Collège des Bernardins.


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