Jacques Perconte
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  22 décembre 2016  
Bourgeois, Dominque, Institut Courbet.
Entretien avec Jacques Perconte
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Entretien avec Jacques Perconte 
PAR DOMINIQUE BOURGEOIS

DOMINIQUE BOURGEOIS : Vous êtes présenté comme un artiste majeur de notre époque. Effectivement, la technique que vous employez est très actuelle ; pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

JACQUES PERCONTE : Mon travail est avant tout le déroulé d’une recherche picturale. Il y a une quinzaine d’années, je me suis tourné vers la nature et j’ai fait du paysage la perspective principale de ma pratique. En faisant résonner le monde et ses images, je cherche dans les insuffisances de la technologie la voie d’une libération de celui qui fait l’expérience de mes univers. J’ai constitué ma technique à partir de ce que j’ai compris au fur et à mesure de l’expérimentation du film avec l’ordinateur. J’ai voulu trouver une matérialité dans ces images volatiles, trouver une beauté manifeste.La technique que j’utilise est d’une certaine manière très actuelle, mais très liée à l’histoire de la peinture, ou du moins l’histoire de la peinture qui me touche. C’est peut-être cette intimité que j’ai eue avec la démarche technique de peintres comme Turner qui m’a conduit à voir dans les outils informatiques et dans les images numériques une piste de travail singulière. Parce que je cherchais comment avoir une véritable attitude de plasticien avec un ordinateur, sans être dans le simulacre du geste, c’est-à-dire utiliser la souris comme un pinceau et faire semblant de peindre, en demandant simplement à l’ordinateur de rendre quelque chose comme la simulation du geste et de la matérialité de la peinture. J’ai pu constater les défauts des technologies utilisées : ceux de ma caméra, des formats d’enregistrement des images, de la vidéo une fois numérisée, de la diffusion des images ; j’ai pu voir ces défauts comme autant d’entrées possibles dans la recherche d’une plasticité spécifique à cet environnement. J’avais la conviction (que j’ai toujours) qu’il était encore possible de fabriquer des images qui n’avaient jamais été vues. J’ai donc cultivé la destruction des codes visuels, le dysfonctionnement des moyens de production des images, j’ai forcé les machines à mal fonctionner. Mais je l’ai fait dans une direction très particulière : tout en cherchant la disparition quasi totale de l’image, j’ai protégé le lien avec le sujet, pour que les images restent un dialogue entre ce qui a été filmé et ce qui a été transformé. Je voulais que ce dialogue raconte la transcendance de la nature, je voulais qu’il la sublime, je voulais que les images percent de nouvelles voies dans la beauté. Mais je ne voulais pas tomber dans un discours critique littéral qui raconterait la destruction du monde par la technologie, l’ambivalence des images, la nécessité de manifester l’erreur en tant que telle pour dire que le monde souffre et que nous sommes dominés par un pouvoir qui nous retire tous les moyens de produire. Je ne veux pas utiliser ce vocabulaire technophobe et défaitiste. Je ne détruis pas les images, je les révèle, je les rends visibles. Je ne joue pas le jeu de la controverse, je libère le signal même de l’image pour qu’elle ne disparaisse pas emportée par la représentation du sujet.Je me situe à l’intersection entre une scène artistique numérique underground qui (entre autres) brandit le bruit, la distorsion, pour dénoncer la violence physique et symbolique de notre monde ; et une scène où au contraire, c’est la puissance d’exécution des machines, leur pouvoir tout puissant que majoritairement l’on célèbre, qui donne un discours littéral plaqué sur la forme comme le scénario d’une fiction.

D. B. : Nous avons eu le plaisir de découvrir vos oeuvres à l’abbaye d’Auberive durant l’été 2016 en regard croisé avec Gustave Courbet. L’osmose paraissait totale entre vous, l’un et l’autre, dans la recherche de la magnificence de la nature. Qu’avez-vous ressenti au regard des oeuvres du Maître du Réalisme ?

J. P. : Je suis très heureux de pouvoir vous répondre. Je crois que cette exposition m’a permis de reprendre la réflexion sur les influences qui ont fait naître mon travail. Je pense que Gustave Courbet occupe une place plus importante que ce que je pouvais croire. Il y a quelque chose dans la fulgurance plastique du réalisme de Courbet qui me touche profondément. Le délicat lien entre l’abstraction et la figuration, la force de la matière, la disparition de quelques points de repère qui font de ses paysages des abîmes romantiques.Je suis très heureux d’avoir pu exposer avec quelques toiles de Courbet. Pouvoir les contempler autrement, plus longtemps, dans une plus grande intimité, c’était incroyable. Je n’en avais pas vu depuis trop longtemps.Cette expérience a eu des effets directs sur les pièces que j’ai faites ensuite : les tempêtes. Pour la première fois, j’ai trempé mes images dans le noir, j’ai chassé la lumière, pour jouer plus fort avec les ténèbres et tirer les vibrations avec la lumière.Mais je rêve de faire un projet sur les Alpes et d’exposer mes vues avec celles de Courbet : les bords du lac Léman, le soleil couchant (Lac Léman aussi) et le grand panorama des Alpes... Et le panorama des Alpes est certainement ma toile préférée de toute l’histoire de la peinture.

D. B. : Dans la perception de votre oeuvre, le spectateur est amené à « passer le miroir », à être en totale vibration. Votre parcours d’artiste semble vous placer, d’une façon discrète, dans la recherche de cette transcendance créative, homme en marche pour lui-même et pour celui qui reçoit. Quelles furent les rencontres les plus fondamentales de votre parcours, pictural, littéraire ou autres ?

J. P. : Effectivement, j’approfondis mon travail de deux manières : je creuse mon rapport au monde et mon rapport aux images. Je suis sans cesse à la recherche de quelque chose qui met en mouvement mes émotions et puis les stabilise, pour les remettre à nouveau en mouvement et ainsi de suite, de plus en plus délicatement pour en revenir au calme. Mais cette recherche se fait aussi en miroir. Même si je ne considère pas ceux qui reçoivent mon travail comme percevant a priori de telle ou telle manière (comme les médias peuvent le faire), je pense à eux en tant que destinataires de cette énergie que je diffuse au travers de mes paysages.Les premières rencontres décisives se sont produites avec le cinéma, de Tarkovski à Lynch : c’est dans les salles que naît ma passion pour les images. La peinture est arrivée beaucoup plus tard. J’avais effectivement une certaine attirance pour quelques tableaux que j’avais vus à l’école. Mais c’est ma première visite au musée d’Orsay qui a bouleversé l’ordre des choses. C’est là que des tableaux inattendus se sont ancrés dans mes souvenirs et ma sensibilité : Rosa Bonheur avec ses Labourages nivernais, par exemple, mais surtout le ruisseau noir de Courbet qui m’a beaucoup touché. Alors, c’est drôle, mais on peut dire que c’est un des tableaux les plus importants pour moi. C’est le tableau que je suis revenu voir. C’est le plus mystérieux, celui dans lequel s’ouvrait à chaque visite une porte vers des univers incroyables. La lumière et la matière jouent dans cette scène un jeu qui me trouble encore. Ensuite, il y Monet et Turner. C’est évident dans la plupart de mes travaux. Je cherche quelque part entre Turner et Courbet, même dans le mouvement, même dans le son.Voilà les figures qui fondent mon paysage, celles que je fréquente presque quotidiennement. Je vous laisse faire des recherches pour ceux que vous ne connaissez peut-être pas. Pour moi, ils sont incontournables (dans le désordre) : Vassily Kandinsky, John Cage, Gerhrad Richter, James Turell, Jean-Luc Godard, Bill Viola, Vera Molnar, Joost Rekveld, Frank Zappa, Ferdinand Hodler, Paul Klee... et Vilém Flusser, François Flahault, Ivan Illich, Georges Didi- Huberman, Nicole Brenez, Bidhan Jacobs, Gregory Chatonsky, Gilles A. Tiberghien, Patrick Burensteinas, Roger Caillois, Yogi Bhajan... et ma compagne, Isabelle Silvagnoli qui a fait entrer la spiritualité dans ma vie. Spiritualité qui est pour moi la source enfin révélée de cette transcendance que je pointe sans cesse.

D. B. : Votre art s’inscrit dans une intemporalité parce qu’instantanément perceptif aux sens, vos oeuvres relèvent-elles d’un message précis ou donnez vous le champ au spectateur de tous les possibles ?

J. P. : Mes pièces, que ce soit des films pour le cinéma, des vidéos pour les expositions, ou des performances audiovisuelles suspendent le temps. Avant la lumière, je crois que mon premier matériau, c’est le temps. C’est comme ça que démarre chacune des aventures que je propose, par un renversement temporel, tout d’un coup, on est aspiré, on abandonne tout. Et à partir de là l’espace va se construire, la lumière et le son initient leur danse dans le temps.Il y a dans mon travail un double jeu. D’abord, il y est question du développement d’une perspective qui pose l’expérience de la vision dans une tension entre la conscience de la présence de l’image et sa manifestation technologique : l’écran et l’informatique sont directement là, visibles dans les inframouvements des blocs de pixels et au lointain les formes symboliques qui rappellent la nature : on reconnaît un arbre, une feuille, on identifie le vent... C’est lié à cette conscience de la peinture qui s’est développée dans la peinture à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Je manifeste la technique pour que l’image soit là, perçue et reconnue comme appartenant à l’expérience.Ensuite, je ne définis pas les images. Je les travaille, je les prépare, mais je ne les enferme pas dans un sens particulier. Je ne donne pas à lire les images, je donne à voir et pour moi, voir, c’est avoir la liberté de ressentir les choses comme on en a envie. Voir, c’est être au repos, en toute sécurité, confiant, éveillé. Et même si soudain le monde s’effondre, ce n’est pas la panique qui l’emporte, parce que l’on sait que l’on est en sécurité. Bien que j’aie une vision assez précise d’un projet, que j’écrit une sorte d’histoire et vais fabriquer la forme dans ce sens, je ne crée jamais un dispositif qui va pousser le regard dans la direction que je voudrais. Au contraire, je mets en place une suite de portes : à chaque palier on va lâcher prise. Je prépare un chemin initiatique que chacun fera comme il voudra. Du moins, c’est ce qu’on me rapporte depuis longtemps. Je suis passionné par les visions multiples que les gens peuvent faire de mes pièces. Je suis ravi par l’enthousiasme né de ce sentiment de liberté dans les aventures qu’ils vivent. C’est pour moi le (cinéma) expérimental. L’expérimental, c’est le jeu de la double expérience de l’instant : celle de celui qui fabrique et celle de celui qui vit. Et pour vivre, il doit se passer quelque chose là. Et là, en général, on est devant une image. Alors l’image doit être là.

D. B. : Quels sont vos projets dans un avenir proche ?

J. P : Je travaille deux grandes séries de vidéos : une sur des balades en forêt dont font partie les pièces exposées à l’abbaye d’Auberive : le bois des Montfaut (Nièvre) et la forêt d’Allogny. J’ai déjà fait la Nièvre, le plateau de Langres, Fontainebleau, PeterHof (Russie), Ettrick (Écosse). Et une série de marines sur les tempêtes, essentiellement entre les Landes et la Normandie pour le moment. Par ailleurs, j’ai trois grands projets en production actuellement, un nouveau film que je fais avec le musicien Jean-Benoît Dunckel : c’est un film sur notre vision des rapports entre art et nature, il sera tourné en Islande. Je travaille sur un projet de pièce vidéo pour orchestre avec le compositeur Carlos Grätzer et l’Ensemble 2e2m. Et enfin avec Miroirs étendus, je développe une adaptation de Faust pour décembre prochain. C’est un projet incroyable, où je vais encore convoquer mon amour pour le réalisme mystérieux des paysages sombres de Courbet.


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