Jacques Perconte
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  24 septembre 2014  
Perconte, Jacques, Questions d'artistes.
Mistral : Compressions dansantes de données vidéo montées à la volée
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Je travaille la vidéo numérique. Je filme avec des appareils qui déterminent par l’électronique et les mathématiques ce qu’on leur expose. Avec le temps, ces appareils deviennent de plus en plus performants, de plus en plus aptes à rendre ce que l’on attendrait d’eux.

Notre culture de l’image est tout autant façonnée que ces images mathématiques. Pas de la même manière certes, mais c’est une culture au point que nos exigences à l’endroit des images que nous fabriquons varient selon les époques. Léos Carax m’en parlait quand je travaillais avec lui sur une séquence d’Holy Motors. Il soulignait qu’aujourd’hui, ce n’était peut-être plus la peine de se donner autant de mal qu’à une certaine époque pour filmer, que le public pouvait se contenter d’images médiocres. Parce que cette évolution des technologies impose un nouveau régime au monde, elle l’idéalise, l’hyperréalise. Quand l’argentique manifestait un génie instable, qu’à chaque photogramme l’infini du monde se rejouait, il en découlait une certaine sensation de la vie dans les films. Désormais, les machines débordent de dispositifs artificiels pour essayer de rendre le monde mathématisé aussi sensible que possible malgré sa stabilité implacable. Mais tant bien que mal, le synthétique ne peut pas conduire ailleurs qu’à l’expérience du simulacre. Et ce dysfonctionnement devient la règle. La culture des images évolue, et de manière générale, une grande partie des images s‘éloigne de plus en plus du monde pour ne plus exister que dans l’idée de ce que le monde pourrait être.

Au fur et à mesure de la prise de conscience de ce que produisent les outils que j’utilise, j’ai progressé dans une pratique de plus en plus plastique, avec pour point de départ cette naïve nécessité de trouver une manière de faire des images qui ne mentent pas. Le temps m’a fait comprendre que pour ne pas mentir, il suffisait d’affirmer qui on était, de le raconter, et de ne jamais essayer de le faire oublier. 

Alors je me suis mis à raconter les images numériques, à raconter les histoires qu’elles écrivaient avec tel ou tel sujet. Et le sujet qui s’est imposé à moi, c’est le paysage, ce qu’on voit de la nature avec notre culture.

C’est là que j’ai peu à peu trouvé cette « matière » spécifique à la vidéo numérique. Dans l’immensité du paysage des contraintes techniques à résoudre, l’industrie a dû trouver comment solutionner la question de l’enregistrement des informations captées par les appareils photo et les caméras. Comme pour le stockage en général en informatique, il a fallu trouver des procédés spécifiques d’économie de l’espace, de la bande passante de données, des besoins de calculs, etc. La compression des données est l’une des plus grandes contraintes techniques liées à la vidéo. On n’imagine pas à quel point il est compliqué, à un moment donné, de faire passer une grande quantité d’informations dans un câble pour y conduire des images de plus en plus volumineuses.

Compresser, c’est inventer des moyens de réorganiser et de simplifier la réorganisation, c’est analyser et synthétiser pour ouvrir et restituer. Dans la majeure partie des solutions existantes, de telles opérations ne se font pas sans perte. Et de la perte, il peut y en avoir beaucoup. Alors les stratégies mises en placent doivent maquiller l’altération.

Ma stratégie est d’explorer le potentiel de ces altérations, de voir comment en les amplifiant, en jouant de ces techniques d’économie et en en créant d’autres, je peux découvrir des chemins plastiques pour raconter cette histoire de l’image numérique du monde.

Alors j’écrase, je casse, je découpe, je secoue ces images que je filme. Je laisse de côté la beauté froide et divi-objective de ce que j’ai tourné.

Les installations que je produis depuis quelques années, et que j’appelle des films infinis, sont des mises en scène exploratoires.

À partir d’un paysage filmé, compressé à de nombreuses reprises, de diverses manières, cassé et monté sur des durées dépassant en général les deux heures de temps, un programme explore les images en choisissant des séquences qu’il va jouer en boucle durant un certain temps avant de faire un nouveau choix. Le programme monte un film à la volée, plan après plan, montage qui se poursuivra tant que le programme ne sera pas suspendu. Les boucles peuvent durer moins d’une image comme plusieurs dizaines de minutes selon les pièces. Le temps prend de multiples formes et en mettant des fragments d’images filmées en résonances à plusieurs reprises, les compressions vidéo cassées vibrent et relâchent leurs motifs et leurs couleurs. Artéfacts qui persistent plus ou moins longtemps et qui vont parfois contaminer le film qui se produit durant plusieurs jours. On explore ainsi toutes les images de ces paysages que le paradigme technique permet.

J’appelle cela des compressions dansantes de données, montées à la volée.


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